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L'infatigable aventurier, Joseph Kessel raconte son vol dans un avion postal en bois et en toile au-dessus du désert.





 

Témoignage d'époque   La culture du savoir L'épopée de l'Aéropostale, de Axel Maugey
A nos contemporains, conteurs d'âneries sur l'Amérique et l'Aéropostale de Bouilloux-Lafont!!  

Mais au début de l'année 1931, des échos singuliers arrivèrent jusqu'aux trois pilotes. L'Aéropostale était menacé de faillite, murmurait-on. Pris dans les remous d'une perturbation économique générale, Marcel Bouilloux-Lafont avait fait de mauvaises affaires... Toutes les entreprises se tenaient. Il avait beaucoup d'ennemis dans la finance et dans les milieux politiques. S'il trébuchait, on ne l'épargnerait pas. Le krach serait total. Ses lignes aériennes n'échapperaient pas au désastre. 
"Qu'en penses-tu, Jean?" demandaient Etienne et Guillaumet [1] à leur chef de file, qui était aussi pour eux une manière de directeur de conscience. 
Mermoz haussait les épaules en riant. Par ses fonctions administratives en Argentine, il avait connu mieux que ses camarades la puissance de Bouilloux-Lafont. Il se souvenait de ses docks, de ses ports, de ses chemins de fer, de ses banques. Il se rappelait qu'en son nom il avait traité d'égal à égal avec des gouvernements. Le visage de Bouilloux-Lafont lui revenait à la mémoire et les vols qu'ils avaient faits ensemble. L'énergie farouche de cette tête à cheveux blancs, l'impatience juvénile de ses mouvements, de sa voix, l'amour forcené, désintéressé qu'il avait pour le développement de son empire aérien, les projets grandioses d'encerclement de l'Amérique du Sud, les tronçons qui devaient être jetés vers les Antilles, le contrat des Açores, prémices de la ligne sur l'Amérique du Nord... Qu'un homme de cette envergure, de cet élan, se laissât abattre, déraciner, était-ce possible? 
"Laissons dire, s'écriait  Mermoz, et préparons l'avenir de la ligne"
Cependant la rumeur devint publique. Les entre-filets de gazettes spéciales commencèrent à se changer en manchettes dans les journaux sérieux. L'affaire de l'Aéropostale éclata.

Les adversaires de Bouilloux-Lafont disaient: la crise mondiale ayant touché l'ensemble de ses entreprises, Bouilloux-Lafont a voulu combler les pertes avec les fonds de l'Aéropostale, certain que le gouvernement ne pourrait abandonner une oeuvre française de cette importance et, d'une manière ou d'une autre viendrait à son secours. Les partisans assuraient , au contraire, que Bouilloux-Lafont, dans sa passion pour la ligne, avait perdu son sens aigu d'homme d'affaires. Il avait placé au-dessus de tout intérêt et de toute prudence l'Aéropostale. Pour la servir et servir en même temps le prestige de son pays (les deux choses étaient indissolublement jointes), il avait investi dans l'Aéropostale des capitaux énormes, usé tout son crédit, accepté le déficit nécessaire en attendant le plein rapport qui était inévitable (et cela en tout cas était vrai). L'Etat lui avait promis de renouveler son contrat. Que l'Etat tînt parole, et Bouilloux-Lafont était sauvé.

Quelle était la version juste? Je ne puis, faute de documents et de talents de juge d'instruction, me prononcer. Mais d'après la conversation que j'ai eu en 1937 à Rio de Janeiro avec Marcel Bouilloux-Lafont, voyant l'exaltation que ce vieil homme nourrissait pour une ligne impériale qui ne lui appartenait plus, la tendresse émouvante qu'il avait gardée pour ses pilotes de l'époque héroïque, la sérénité de philosophe qu'il montrait pour son propre destin et envers les hommes qui l'avaient accablé, je suis de l'avis de ceux qui affirment que si Marcel Bouilloux-Lafont commit une faute, ce fut celle d'avoir vu trop grand pour l'Aéropostale, d'avoir voulu trop pour l'aviation et d'avoir essayé, par son audace, son impulsion et sa foi, de faire ce qu'aurait dû faire la France. 

Mermoz, lui, n'en douta pas. Il ne douta pas davantage de la victoire de Bouilloux-Lafont. Même quand les pilotes ne touchèrent pas leur solde et qu'ils continuèrent de jouer leur existence à crédit, la conviction de Mermoz ne fut pas entamée....

Mermoz revint à Paris pour assister au déroulement du drame financier, politique et social, qui engagea toute sa vie professionnelle et spirituelle. Contrairement à son espérance, les difficultés de l'Aéropostale ne trouvèrent pas de solution. Bouilloux-Lafont luttait avec une fureur de sanglier acculé. Mais ni ses détours, ni ses coups de boutoir ne parvenaient à décrocher la meute qui s'était attachée à lui. Concurrents malheureux, clients évincés, ennemis politiques de son frère, qui était vice-président de la Chambre, hommes de main et de curée, honnêtes gens convaincus par ses adversaires, financiers aux aguets, maîtres chanteurs, s'abattirent sur lui. Il ne cédait pas, tenait tête, mais ne pouvait pas faire davantage.

Le désordre s'installa dans l'Aéropostale. Plus de maître, plus de crédit. les constructions en cours s'arrêtèrent. Plus de grand patron. Tout le monde se mit à commander. Mermoz se mit dans l'affreuse bagarre. Il avait maintenant un nom. La traversée de l'Atlantique, le record du monde sur le Bernard, l'avaient fait connaître. Mais surtout sa personnalité morale commençait d'agir. On le voyait à Paris, et tous ceux qui le rencontraient subissaient son rayonnement. Celui-là était beau, était propre, pur et grand. Il ne cherchait aucun avantage. Il ne briguait ni argent ni honneurs. Il pensait ce qu'il disait. Il disait ce qu'il pensait. Sa foi lui donnait une éloquence simple et inspirée. Paul Painlevé déclara déclara que tout homme serait fier d'avoir un fils comme Mermoz. Les plus endurcis étaient touchés par sa présence. Sa gloire naissante et son influence magnétique, Mermoz les jeta dans la balance en faveur de l'Aéropostale et Bouilloux-Lafont. Il aimait ce chef aux cheveux blancs autoritaire, impétueux,, qu'il avait  amené dans les brumes et les cyclones et qui aimait l'aviation autant qu'un jeune homme. Il lui était reconnaissant de sa confiance, de son soutien constant. Surtout il avait vu défricher hectare par hectare, grâce à sa largesse et à sa volonté, les terrains, les terrains d'où s'envolaient les appareils grondants, construire pierre à pierre, pièce de métal par pièce de métal , les hangars, les ateliers, les pylônes [a]. Il s'était penché avec Bouilloux-Lafont sur les cartes pour tracer les les itinéraires des lignes nouvelles, et avait frémi de la même émotion en songeant aux réseaux futurs.

Et tout cela se trouvait menacé !
Alors que des prébendiers, que l'incurie, la protection, l'ignorance dilapidaient des milliards, les 80 millions promis à l'Aéropostale, on hésitait à les donner parce que les partis se déchiraient sur l'agonie de cette société, et que les soi-disant maîtres de l'heure avaient peur d'eux. Puisqu'il fallait, pour sauver la ligne, jouer leur jeu, Mermoz, malgré sa répugnance sans nom, malgré la honte que bien il eut de lui-même, Mermoz, du désert, de la Cordillère, de l'Océan, dut se mettre de la partie. Il hanta les ministères, il déjeuna et dîna avec des hommes politiques. Il accepta, pour se concilier les directeurs des grands journaux, de figurer dans les réceptions, les fêtes et les bals de charité. Il essaya -très mal- de sourire à des visages qu'il méprisait. Il serra beaucoup de mains, et, souvent, essuya, après ce contact, la sienne. 
Pendant ce temps, dans le monde entier, le ciel se remplissait du grondement des moteurs. Anglais, Allemands, Américains, Italiens, Hollandais, se lançaient à la conquête des routes de l'air. leurs appareils battaient partout les avions de la France. Ils étaient plus nombreux, plus rapides, plus sûrs. Une politique réaliste appuyée par les Etas sous toutes les formes possibles étendait leurs réseaux, améliorait leurs performances. Grâce à Latécoère, grâce à Bouilloux-Lafont, à Daurat et à une poignée de pilotes incomparables, la France avait pris en aviation postale, et malgré la routine, l'indifférence, la bêtise des bureaux, trois années d'avance sur les autres nations. Elle les avait perdues. Les pilotes, par des prodiges quotidiens, qui faisaient illusion sur le matériel dont ils disposaient, permettaient encore qu'on espérât de ne pas rester trop loin en arrière. Mais il n'était que temps. 
Mermoz sentait chaque journée perdue comme une perte de son propre sang. Il pressait, suppliait, menaçait. Les politiciens continuaient leurs discours et les tractations obscures se nouaient et se dénouaient dans les couloirs. Quant à ceux qui gouvernaient, ils n'osaient prendre une décision. Parfois Mermoz n'en pouvait plus....

A Paris cependant, on parlait d'arrêter la ligne. Cela coûtait fort cher, disait-on, de la laisser vivre. Et Balbo passa l'Atlantique Sud avec une escadre aérienne [b]. A Rio de Janeiro, à Buenos Aires, on fêta les nouveaux triomphateurs, on oublia les anciens.  
Mermoz, qui ne soupçonnait pas ce que pouvait être l'envie, s'exaltait à cet exploit magnifique. Il aimait son caractère collectif, et cet effort commun des machines et des hommes. Mais quand il reportait son regard sur ce qui se passait autour de lui, il avait envie de pleurer. 
"Comment ne comprennent-ils pas? me criait Mermoz. Est-il possible que les gens soient si bêtes, si petits et si lâches?"
Il continua ses efforts. Il se contraignit à fréquenter les imbéciles, les pygmées et les pleutres. Il essaya de les convaincre, de les réchauffer, de les grandir. Mais à l'anxiété qui le tenaillait pour sa line, venait s'ajouter la souffrance qu'il éprouvait devant la pauvreté des hommes qui, par leur aspect, semblaient de la même espèce humaine que lui. Combien de fois ai-je surpris en ce temps-là chez Mermoz, quand il ne se surveillait pas, une expression incrédule et traquée. Cette vilenie, cette indifférence lui volaient la beauté de vivre....   de retour d'Italie..

Quand il revint en France la mêlée autour de l'affaire de l'Aéropostale tournait au scandale le plus boueux. 
Marcel Bouiilloux-Lafont eût sans doute fini par l'emporter. Mais son fils aîné eut une inspiration fatale. Il accusa les ennemis de son père de s'être vendus à l'Allemagne et dit en avoir les preuves. Un procès s'engagea. Il fut reconnu que les documents étaient fabriqués. Une tourbe d'escrocs, de faussaires, d'agents louches, d'espions et de contre-espions, de maîtres chanteurs, de gentilshommes déchus, d'amis traites, vint déposer. Le promoteur de l'affaire paya son erreur de deux ans de prison (note: correction, en fait il écopa d'un an de prison avec sursis). L'Aéropostale, cette fois, fut touchée à mort. Pendant ces débats, dont le déroulement occupa des semaines, Mermoz, qui croyait jusqu'au tréfonds le courrier humain, connut le pire...  les hommes de la ligne eux-mêmes furent corrompus par les miasmes qui se dégageaient du marécage où s'enlisait l'Aéropostale. Ceux que la main de Daurat avait lancés et maintenus dans une voie dure, mortelle, mais étincelante et droite, se sentirent soudain sans conducteur ni gouvernail. Deux, puis quatre, puis six personnes donnèrent des ordres. Des clans se formèrent. L'envie, l'ambition, l'intérêt, la haine, naquirent avec eux. On fut pour Daurat, pour Dautry, pour Serres, pour Cangardel.  Les chefs de file luttaient pour des principes opposés avec conviction. Mais les sous-ordres, les ratés, les mouchards-nés, les pêcheurs en eau trouble, s'en donnèrent à coeur joie. On se salit, on s'espionna, on se dénonça. La politique intervint. Les pilotes, abreuvés de mensonges, soûlés d'insinuations infâmes, perdirent tout respect, toute foi en ceux qui les menaient.

*** Extrait de Mermoz , paragraphe l'ARC-EN-CIEL, par Joseph Kessel  
Né à Clara en Argentine (1898-1979), écrivain et journaliste français, dont l’œuvre, à mi-chemin entre le roman réaliste et le reportage, a évoqué les grands bouleversements de la société. biographie    
*** Dans la préface du livre "Le pilote oublié" de Gaston Vedel, Joseph Kessel écrit: "J'étais en mesure, plus que les autres, de reconnaître dans la première partie, une authenticité absolue, la richesse et la fraîcheur de la mémoire, le talent du récit". Dans ce livre on trouve un portrait enrichi de Daurat par un pilote irréprochable, dans sa réussite, peut-être sa chance, qui s'est opposé à l'homme à la cigarette, le Patron à la poigne de fer qui le matera en l'éliminant par le service médical du suivi des licences.

*** Beaucoup d'auteurs français ont écrit sur ce sujet. Dans la décennie des années 30, Paul Morand (par Axel Maugey) , Jerôme et Jean Thauraud, Anne de Noailles, et surtout André Malraux.   HAUT DE PAGE 


     

 


[1] Marié seulement cinq jours plus tôt, Mermoz débarque au petit matin du 30 août 1930 sur l'aérodrome toulousain de Montaudran. Dans un hangar l'attend un Laté 28 tout neuf. Rien de bien spécial à première vue. C'est sous son capot que réside son secret: avec cet avion, le «Grand» va tenter de traverser l'Atlantique Nord.
Pour ce premier essai, le pilote doit hisser le monomoteur pesant près de 6 tonnes à 5 000 mètres d'altitude et procéder à diverses manœuvres et pointes de vitesse. Il va lancer le moteur lorsque Didier Daurat s'approche et lui tend un parachute. «Mettez ça, c'est réglementaire!» Daurat connaît l'aversion de Mermoz pour cet équipement. Pourtant, l'autre obtempère. L'avion commence ses tests. Soudain, Mermoz en perd le contrôle. Le fuselage se désarticule. L'appareil part en morceaux. Le parachute de Mermoz s'ouvre, mais un éclat tranche en partie la toile. Le pilote percute violemment le sol. Il se brise une jambe, mais il est vivant. Les responsables de l'Aéropostale en sont de plus en plus convaincus: le Laté 28 ne fera jamais un avion transocéanique.
Après ce saut en parachute forcé à la suite de l'essai de ce nouvel appareil Latécoère sur lequel il devait aller de Paris à New York, avant Costes !!! Comme s'il ne volait pas assez, Mermoz acheta avec Martinoff un petit avion de tourisme et s'amusa beaucoup de ce jouet (lettre de Mermoz à cette période écrite de l'hôtel Noailles à Marseille). Une joie plus grande l'attendait à Marseille qui était devenu son lieu principal d'habitation. Etienne et Guillaumet vinrent y passer leur brevet d'hydravion. C'était Mermoz qui les avait réclamés... en vue de préparer des traversées commerciales.. plusieurs sources 
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[a] Jusqu'à ce jour, il n'en est pas de plus beaux en Amérique du Sud, les Allemands, les Américains envient cette infrastructure modèle Retour au texte
[b]
L'AÉROPOSTALE - LE DERNIER MAILLON par James Sarazin.  L'Express n° 2245, 14/07/1994 Retour dans le texte  


Lien 
* Video L'infatigable aventurier, Joseph Kessel raconte son vol dans un avion postal en bois et en toile au-dessus du désert.


Le Commandeur Jean Mermoz par J Kessel








La biographie de Jean Mermoz a été rééditée. 

L'AMÉRIQUE & L'AÉROPOSTALE

  

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