4 LA POPOTE DES AILES



1927 ! C’est le rachat de l’Hôtel Moderne rue de Jouy à Viroflay par Henriette Puyade et son époux. Les débuts sont loin d’être brillants.
Antérieurement, Mme Puyade tenait un restaurant à Boulogne-Billancourt, où déjeunaient les ingénieurs des usines d’aviation et des fabriques d’équipements (Farman, Air-Equipement, etc.), dont Malfanti, dit Fanfan, représentant la société Air-Equipement auprès des constructeurs et des utilisateurs, ancien pilote de ligne estropié à la suite d’un accident aérien.
Un jour, descendant de Villacoublay, il s’arrêta à l’Hôtel Moderne pour prendre un pot. Oh ! Surprise ! il y trouva Mme Puyade.
« Tiens dit-il, que fais-tu ici ? Eh bien répondit-elle, nous avons repris ce restaurant, mais la Maison est tombée et nous avons bien du mal à relancer l’affaire. » 
Fanfan battit le rappel auprès de ses relations à Villacoublay, tandis que Mme Puyade, parallèlement, avait sollicité l’aide de Mme Ramondou qui, très aimablement, s’était mise à sa disposition quelques mois durant.
Petit à petit, la clientèle de Villacoublay redescendit à l’heure du déjeuner ; la bonne cuisine et les attentions de l’hôtesse aidant, la maison refit surface.
Un premier banquet se situe en 1928 ; il avait pour objet de fêter le tour du monde que Costes et Le Brix venaient de réaliser à bord du Breguet Nungesser et Coli entre le 10 octobre 1927 et le 14 avril 1928. Il comptait 46 couverts et fit grand bruit à l’époque. La famille Ramondou était présente.
Il devait être suivi de bien d’autres agapes, au cours desquelles le record de 46 couverts fut largement battu ; l’ère des grands raids et des records mondiaux devait, en effet, nous fournir bien des occasions de réjouissances. Dans le langage courant, l’Hôtel Moderne était devenu « le Bistrot », tandis que Mme Puyade était baptisée « Mémère »
En1929, Le lieutenant Dantan, du C.E.M.A. (Centre d’Essais du Matériel Aérien), proposa pour le Bistrot le nom patronymique de « Popote des Ailes ». Ce titre, moins prosaïque, eut le don de plaire et réunit l’unanimité dans l’enthousiasme.
Mémère, qui nous comblait de ses attentions et veillait avec un soin jaloux à notre confort alimentaire, n’avait rien à refuser à ceux qu’elle appelait « ses Petits », et qu’elle traitait comme ses propres enfants, l’enseigne fut bientôt mise à jour… et cela s’arrosa.
En 1930, à l’instigation de Gustave Lemoine, dit « Tatave », pilote d’essai aux Avions Potez et recordman du monde d’altitude avec 13.161 m, Mémère ouvrit un Livre d’Or.
La première signature fut celle de Dieudonné Costes, le futur vainqueur de l’Atlantique Nord dans le sens Paris-New York, suivie de celle de Codos. En équipage ils venaient de battre le record de distance (partis de Paris, ils s’étaient arrêtés à Rayak, en Syrie). Que de dédicaces ! Que de signatures illustres d’aviateurs du monde entier, de ministres, de sénateurs, de députés, d’artistes célèbres, ont remplis les feuillets suivants ! Que de disparus aussi !
Vint la Seconde Guerre Mondiale avec l’armistice. Après celui-ci Maurice Claisse écrit : « Aujourd’hui 1er août, tout seul, je rouvre la Popote. Vivent les Ailes Françaises. »
Le jeudi 12 septembre, première réunion : 11 signatures. 
Puis c’est la mise en sommeil longue !... longue ! Mémère s’éclipsa et se retira à Michery (Yonne), son village natal.
Quatre ans plus tard, le 1er août 1944, Mémère colle la photo de Maurice Claisse et inscrit dessous : « Colonel Claisse, des F.F.L., retour d’Angleterre. »
Le 12 septembre 1944, on lit ces lignes suivies de nombreuses signatures : « La première vraie Popote après la Libération : le souvenir des Disparus si chers, le plaisir de retrouver les gueules amies et la joie de voir la Mémère rester notre Mémère et nous accueillir ».
En 1955, Mémère, fatiguée, met la Popote en gérance ; elle la vend en 1957. Elle s’était retirée à Michery.
L’affaire continua à tourner jusqu’en 1964 , date à laquelle elle fut à nouveau mise en vente ; puis elle passa entre les mains d’une série de propriétaires, subissant plus ou moins d’aventures, dont la plus grave fut sa fermeture en 1983.
Le 2 octobre 1969 avait eu lieu le repas du quarantenaire de la Popote des Ailes (nous rappelons que c’est en 1929 qu’elle avait reçu ce nom de baptême). M. et Mme Puyade étaient invités, et Micheline Sandrel avait fait un enregistrement remarquable qui fit l’objet d’une émission télévisée.
En 1985, la Popote rouvrit ses portes. La tradition s’y poursuit : les anciens, auxquels se sont joints de moins anciens assurent la relève, s’y retrouvent le premier jeudi de chaque mois ; chansons et belles histoires s’y entendent à nouveau, dans cette même salle qui nous fut réservée jadis ; les murs sont à nouveau revêtus des photos dont chacune avait été dédicacée à Mémère (photos qui avaient un jour disparu, puis furent récupérées non sans mal)
Le 15 juin 1985, une plaque commémorative, apposée sur le mur de façade, a été dévoilée en présence de M. Wagner, sénateur maire de Vélizy-Villacoublay, de M. Martin maire de Viroflay et du colonel commandant la Base Aérienne de Villacoublay représentant le général commandant la 2ème Région Aérienne. Elle rappellera au passant ce haut lieu de l’Aviation que fut Villacoublay, comme celui de ceux qui y préparèrent l’Aviation d’aujourd’hui.
Depuis sa réouverture et par suite de la vente et de la transformation en appartements du restaurant de la rue de Jouy, les membres de la Popote des Ailes se retrouvent traditionnellement, à 12 h 30, chaque premier jeudi du mois, à la Chaumière, 3 avenue de Versailles à Viroflay.

Depuis cinq ans qu’elle existe, la « Popote des Ailes » n’est pas seulement devenue le restaurant de l’aviation ; elle a créé un milieu. Ses hôtes ordinaires viennent d’un peu tous les aérodromes. Il y en a de Villacoublay, d’Orly, du Bourget, de Buc, de Toussus le Noble. Vous y rencontrerez des pilotes d’essai, des pilotes de ligne, des pilotes militaires, même des pilotes qui, depuis longtemps, ne volent plus. Vous y trouvez des moniteurs, des ingénieurs, des metteurs au point, des fonctionnaires, des industriels. Et tout ce monde se connaît, se tutoie, se chamaille sans cesse, obéit, chaque jour, à un devoir dont il se fait une joie.
Le cadre ? Imaginez, au bout d’un jardin sans prétention, une grande salle aux murs tapissés de photos, de dessins, de caricatures, vrai palmarès d’appareils, de pilotes, de mécanos ; tous les visages et toutes les écritures, les serments d’amitié, les traditionnelles plaisanteries. Au plafond, une hélice qui semble immobiliser un moteur invisible. Et quand on vous sert, regardez bien votre assiette ; elle porte un monoplan, comme une invitation au voyage.
Mais je ne vous aurais rien dit de la « Popote des Ailes » sans évoquer son atmosphère. Le cafard n’y est pas seulement inconnu, comme la mauvaise chère. On y mène grand tapage ; on ne s’y embarrasse pas de formules ; on y clame sans vergogne ce qu’on se contente, ailleurs, de murmurer. Le philosophe n’y verrait, sans doute, que des âmes à nu ; pour moi, c’est toute l’aviation qui s’y révèle, sa cordialité, sa franchise, sa foi en elle-même, son acharnement à déborder son cadre, à forcer le réseau des traditions qui l’enserrent, la réduisent à n’être souvent que ce qu’elle est. On n’y est pas méchant ; on n’y est pas toujours juste. Mais on y aime passionnément son métier, avec ses dangers, ses travers, ses incertitudes. L’homme de l’air continue d’y vivre, en toute liberté, comme là-haut.

Maintenant, Mme Puyade, patronne improvisée maman, me montre le livre d’or de la maison. Elle en effleure les pages. Je ne sais qu’un bibliophile de vieille souche pour avoir tant de respect, tant de piété. En ces dédicaces, ces parafes, ces paradoxes, ces caricatures, voire en ces quatrains, c’est un chapitre de l’histoire de nos ailes que je lis.
Voici Costes, dont je vous dirais bien l’inscription si elle était en latin. Doret , Détroyat, Pelletier-Doisy,Réginensi, Haegelen, Codos, Bellonte, Bathiat, Malfanti, Lemoine, recordman actuel de l’altitude, Fickinger, dit fifi, l’enfant terrible de Villacoublay, Carniaux,Barbot,Paulhan, Maryse Hilsz, qui dessine un cœur ; Lena Bernstein, qui, disciple de Foujita ou d’Hokusai, fait de la miniature japonaise…Rien de plus ingénu, sans doute,que cette tradition du livre d’or par l’image ordinaire qu’elle nous offre de ses signatures ; mais aussi rien de plus émouvant, quand les noms qu’on y voit tracés n’ont déjà plus que la couleur du souvenir. Le Brix, Bucquet, Villechanoux, Lalouette, Paillard, Baptiste, ont appuyé leur plume sur ces pages. Voudrais-je me les représenter que ces quelques traits à l’encre noire me parleraient déjà d’eux. Mais je n’ai qu’à regarder Mme Puyade, je n’ai qu’à l’entendre me dire de chacun : « Mon pauvre petit ! », et je sais pourquoi elle les aime, par quels signes plus simples que leur gloire ils vivent encore dans son cœur.

GRANDEUR ET SERVITUDE DE L’AVIATION par Maurice BOURDET - 1933