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Interview de TourMag du 12-10-2015
(avec quelques addendas)
Si notre expert et ancien commandant de bord, « condamne sans réserves les violences » de lundi dernier chez Air France, il nuance un certain nombre de positions en ce qui concerne les questions de « productivité », insuffisante des pilotes, les déclarations de Manuel Valls, les comparaisons des salaires des pilotes au plan européen, etc. L'interview. Fabien DA LUZ - Directeur de la Rédaction |
TourMag : La réunion CCE d’Air France du 5 octobre 2015, au cours duquel la direction d’Air France a confirmé la suppression de 2 900 postes, a été interrompue à la suite de l’intrusion de salariés venus manifester leur colère. C’est ainsi que son DRH a été pris à partie et a dû être dégagé de ses assaillants par les services de sécurité, sa chemise lui ayant été arrachée. Quel est votre sentiment au sujet de cette dramatique confrontation entre les personnels et leur direction ? Jean Belotti : Bien sûr, je condamne sans réserve de telles violences. Cela dit, le qualificatif de dramatique est excessif car il n’y a pas eu « mort d’homme » ! Il serait plus approprié de le remplacer par « exceptionnel », pour ne pas dire « unique » dans l’histoire d’Air France. Finalement, il ne s’agit que d’un épiphénomène qui bien qu’occultant les causes profondes du mal vécu des personnels - ne méritait pas une telle publicité. En effet, je déplore que le passage en boucle, pendant des heures, de ces avilissantes scènes d’un DRH torse nu, ait été porté à la connaissance de toute la planète, ce qui ne peut mettre qu’en doute le fonctionnement de nos institutions, mais porte aussi et surtout un grave préjudice au personnel d’Air France, à Air France et à la France. Ayant fait toute ma carrière à Air France en occupant différents postes de responsabilités, comment pourrais-je ne pas réagir face aux conséquences pernicieuses qui en résultent. J’apporte donc mon témoignage en rappelant une nouvelle fois le constant dévouement des personnels, dans les ateliers, dans les escales, dans les avions. Combien de fois, bloqués très loin de la France par des conditions météorologiques dégradées ou des pannes qui étaient plus nombreuses que de nos jours, n’ais-je pas vu des personnels au sol se consacrer pendant des heures à trouver un hébergement pour les passagers, des mécaniciens au sol travailler toute la nuit pour que l’avion puisse repartir le lendemain matin. Tous ces personnels se sentaient un peu dans leur maison, dans leur compagnie. Les accuser de ne pas contribuer à améliorer leur productivité est intolérable.
TourMag : Et les effets pervers sur Air France ? J.B. : Sans être taxé de passéiste, j’estime nécessaire de rappeler le respect qui est dû à ce que fût notre compagnie nationale, en rappelant son glorieux passé : défrichage des lignes les plus longues ; adaptation aux nouvelles technologies et techniques ; intégration des turboréacteurs, des réacteurs, des jumbos ; mise en ligne de notre supersonique Concorde ; formation de milliers de techniciens de très haut niveau ; etc.
TourMag : Le mal étant fait, ne convient-il pas de prendre des sanctions comme l’a déclaré le premier ministre ? J.B. : Tout d’abord, il convient de faire remarquer que ce n’est pas au premier ministre d’intervenir dès lors qu’une enquête judiciaire a été ouverte à la suite du dépôt de plaintes et surtout de promettre des « sanctions lourdes » contre ceux qu'il a, de surcroît, qualifié de « voyous » ! J’ai également entendu dire que les mis en causes seraient licenciés. Or, étant dans un État de droit qui impose légalité de tous, personnes physiques ou morales, devant les règles de droit, une telle déclaration nous ramène au despotisme ou au régime de police où règne un arbitraire sans possibilité de recours. On accuse avant de juger ! C’est le fait du Prince ! Par ailleurs, indépendamment de l’action pénale, il existe au sein de la compagnie un Conseil de discipline composé de représentant de différentes catégories de personnels de l’entreprise, devant lequel les mis en cause seront convoqués, assistés d’un défenseur de leur choix. J’ai assumé plusieurs fois cette mission. Ils décriront le contexte de l’affaire, les déclarations de l’impétrant de la compagnie qui ont mis le feu aux poudres, ce qui a dégénéré une simple réunion en une manifestation devenue incontrôlable, déclenchée par la colère des personnels.
Ils démontreront que la responsabilité d’une telle situation échoit à la compagnie qui, refusant le dialogue et imposant son diktat a annoncé, en cas de refus, le licenciement de 2 900 salariés. La courte mais significative et émouvante déclaration télévisée d’une employée n’était pas simulée. Elle a très bien traduit son désarroi, voire sa colère alors qu’après quatre ans d’efforts, elle venait d’apprendre avant même le début de la réunion du CCE, qu'il y aurait 2 900 nouvelles suppressions de postes. D’où sa crainte bien compréhensible qu’elle serait peut-être dans la prochaine charrette des licenciés ! Elle avait sûrement en tête le quatrième plan de départs volontaires (PDV) depuis 2010 qui concernera, entre autres, 496 postes de personnel au sol. Le premier avait touché plus de 1 800 personnes. Le second en 2012 avait pour objectif de se séparer de près de 2 800 personnes, près de 2 500 sont effectivement parties. Le troisième en 2013, a enregistré près de 1 700 départs. Elle était donc forcément consciente qu’au total, depuis 2010, près de 6 000 personnels au sol avaient quitté l'entreprise.
Alors comment ne pas subodorer que ce braquage de tous les projecteurs de l’actualité sur un événement en bout de chaîne n’occulte pas les causes contributives essentielles à l’origine d’une manifestation qui a mal tournée, comme cela s’est déjà produit à de nombreuses reprises dans les années passées dans d’autres domaines que l’aérien. TourMag : Il a également été avancé que les salaires élevés de ses pilotes par rapport à ceux des compagnies concurrentes contribuaient aux difficultés rencontrées par Air France ? J.B. : Il s’agit d’un leitmotiv récurrent qui n’est pas fondé. J’ai de nombreuses fois démontré que des comparaisons entre les salaires bruts de différents pays n’avaient aucun sens, si l'on ne tenait pas compte de tous les facteurs spécifiques à chaque pays, à chaque compagnie : heures de vol annuelles ; nombre de jours de repos et de congés ; forme du réseau exploité ; âge de la retraite ; pondération par un indice de coût de la vie ; de la fiscalité (directe et indirecte) ; importance des prélèvements obligatoires ; niveau de la pension de retraite par rapport au salaire en activité. Il me revient en mémoire un exemple montrant comment Air France avait fait une présentation fallacieuse de ses coûts du personnel navigant. En prenant les salaires moyens avant impôts et avec indemnités de déplacement, elle avait tenté de montrer que ses pilotes étaient plus payés que ceux d'une compagnie concurrente. En fait, en tenant compte que les chiffres de cette autre compagnie étaient ceux de salaires net après impôts et sans indemnités de déplacement, le résultat s'était révélé être l’inverse ! Cela démontre que cette fixation sur les salaires des pilotes est endémique, à tout le moins à Air France !
Indépendamment des critères justifiant le niveau de salaire des pilotes - cités dans mes différents écrits - il convient également de savoir que les montants généralement avancés sont ceux de pilotes de l’encadrement en fin de carrière et de prendre en compte les difficultés rencontrées en début de carrière, le remboursement des emprunts permettant d'obtenir les qualifications indispensables et les bas salaires de début de carrière. TourMag : La productivité des pilotes n’aurait également pas été celle figurant dans le plan Transform 2015 ? J.B. : Les compagnies calculent la productivité de leurs pilotes en divisant le nombre d'heures de vol réellement réalisées, par le nombre de pilotes. Puis elles font régulièrement, dans le cadre de leur association AEA (Airline European Association) des comparaisons au sujet desquelles il convient de prendre certaines précautions. Cela pour la simple et bonne raison que le nombre d'heures de vol effectuées par les pilotes d'une compagnie ne dépend pas d'eux, mais de la façon dont est planifiée l'exploitation de la flotte sur un réseau donné : forme et longueur, nombre de fréquences, composition et constitution des équipages, respect strict de la réglementation ou recours systématique aux dérogations, répartition des équipages sur les différents types d'avions de la flotte, etc. On constate donc que si toutes les compagnies exploitant un même type d'avion y affectent sensiblement le même nombre d'équipages, d'importants écarts existent dans le rendement annoncé des pilotes.
TourMag : Mais alors, pourquoi la négociation n’a pas abouti ? J.B. : On trouve dans les raisons invoquées par les personnels élus de lourds éléments preuve contre la mauvaise foi de la compagnie: « Les interlocuteurs que nous avons eu pendant ces négociations n’avaient aucun mandat pour faire le moindre pas vers nous. C’est en ce sens que je dis que c’est une parodie de négociation. Cela n’a absolument aucun sens ! ». Le SNPL (Syndicat national des pilotes de ligne) a rejeté fermement l’accusation selon laquelle les pilotes n’ont pas respecté leurs précédents engagements pris dans le cadre du plan « Transform 2015 ». « Nous sommes allés bien plus loin que les 20 % de productivité planifiés et avons fait un ensemble de propositions qui n’ont absolument pas été étudiées ». Quant au plan « Perform 2020 » il n’avait pour objectif que de déclencher le « Plan B » ne consistant qu’à réduire la voilure de la compagnie en supprimant carrément 2 900 postes. Son président Philippe Evain (invité d’Europe 1), a déclaré : « S'il y a bien un syndicat qui a tout fait pour participer aux négociations, c'est bien nous ! », en ajoutant qu’ayant participé à toutes les réunions il avait déploré que les mêmes efforts avaient été demandés du début à la fin des discussions, ce qui prouve que c’était joué d’avance et que la direction ne voulait pas négocier, mais appliquer d’autorité son plan. Malheureusement, avec l’incessant matraquage médiatique, le grand public est convaincu que le blocage des négociations est à imputer aux pilotes. Or, les accuser en s’appuyant sur des arguments fallacieux pour justifier la normalisation par rapport à la concurrence n’est pas recevable. D’ailleurs, force est de reconnaître qu’il n’y a pas eu de réaction des personnels au sol contre le pilotes, mais uniquement une réaction commune contre la compagnie.
TourMag : Peut-on brièvement résumer les causes des difficultés d’Air France ? J.B. : Sur l’échiquier des marchés existe une concurrence des compagnies « low-cost » qui, ayant cassé leur tarifs, a fortement été ressentie par Air France.
TourMag : Il s’agit des compagnies du golfe, n’est-ce pas ? J.B.: C’est exact et vous savez, comme tous les intervenants dans la chaîne des voyageurs aérien, que les États du Golfe ont accordé des milliards d’US$ à leurs compagnies. Avec 18 milliards d’US$ perçus entre 2004 et 2014, Etihad (la compagnie nationale des Émirats arabes unis) détient la palme du financement public. Arrivent ensuite Qatar Airways (17,5 milliards d’US$) et Emirates (6,8 milliards d’US$). Il en résulte que ces compagnies - dont la notion d’équilibre du compte d’exploitation n’est ni une préoccupation majeure, ni une obligation essentielle pour garantir la survie de l’entreprise - peuvent donc se permettre de proposer des tarifs 50 % moins chers que ceux d’Air France. Malgré les énormes investissements engagés pour aménager ses premières classes au plus haut niveau, afin de les rendre attractives pour une clientèle dite de haute contribution, Air France n’est pas en mesure de résister à une telle déloyale concurrence.
TourMag : Se pose alors la question du rôle de l’État, dont les délégataires ont déclaré qu’ils ne participeraient pas aux négociations avec ceux des organismes représentatifs des personnels ? J.B. : Merci pour cette très intéressante interrogation qui nous plonge au cœur du sujet, exactement où le bât blesse. Étant encore possesseur de 17 % du capital d’Air France, l’État n’a aucune raison de se priver d’intervenir dans une entreprise où, de surcroît, il a lui même mis en place le PDG.
Les syndicats, toutes catégories confondues, l’ont bien compris puisqu’ils ont déclaré être « prêt à reprendre les négociations dès lors que l’État y participe avec tous les acteurs concernés ». Par ailleurs, ayant déploré que leurs demandes d’être reçus étaient restées depuis des mois sans réponse, ils ont également compris que l’État ne souhaitait pas entrer dans la partie, sachant très bien que pour obtenir des salariés une adhésion de principe à de nouveaux efforts de productivité et de compétitivité, il lui serait demandé d’accompagner cet effort et de produire aussi le sien, par exemple, par des décisions d’allègement des charges qui pèsent sur le transport aérien. Il sait aussi qu’il sera interpellé sur l’augmentation de 1 % des taxes aéroportuaires ; sur l’augmentation de la taxe de solidarité ; sur l’absence de décisions à la suite des rapports Le Roux (2012) et Abraham (2013) ayant démontré « l’urgence de la situation et sur l’impact considérable des politiques publiques sur l’avenir d’une industrie en mort clinique dans un environnement en pleine mutation ».
TourMag : Les charges que l’État fait supporter par le transport aérien, démontrent donc un manque de réflexion quant à la place et à l’impact du transport aérien dans le rayonnement de la France ? J.B. : Exact ! Mais, beaucoup plus grave est l’octroi de nouveaux droits de trafic accordés par l’État à Qatar Airways sur Lyon et Nice. Voilà donc un État, alors qu’il détient 17 % du capital d’Air France, qui accorde des droits de trafic à une compagnie étrangère laquelle, ayant la possibilité de casser les prix, contribue dans une très large mesure à faire passer Air France dans le rouge, ayant volontairement créé une concurrence déloyale. Je vous laisse le soin de choisir le qualificatif à associer à un tel comportement.
TourMag : Pour conclure, quelques mots sur ce que sera la suite ? J.B. : Toutes les guerres se terminent par la signature d’une paix, avec un vainqueur et un vaincu. Tous les conflits éclatant au sein des entreprises se terminent par des compromis, admis par les parties en présence, lesquelles ont eu la volonté, la persévérance, la lucidité de transiger et de repartir du bon pied. En dehors des points de vue qui ont essentiellement été exprimés quant à la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, il est rassurant de constater d’une part que plusieurs représentants des pilotes se sont enfin exprimés, mettant ainsi un coup d’arrêt aux systématiques critiques portées à leur encontre, et d’autre part que quelques éminents témoins - qui connaissent parfaitement ce monde du transport aérien - ont tenus des propos très pertinents. Je ne citerai que Michel Polacco, Jean-Louis Baroux, Claude Abraham, ancien directeur de la DGAC pour ses propos empreints d’optimisme et d’une grande sagesse. Finalement, formons le vœu qu’Air France soit en mesure de résister aux pressions des performances économiques, tout en veillant aussi aux performances sociales et humaines. Puissent les décideurs, aux plus hauts niveaux, conserver en mémoire la conviction de Jean Rodin, selon laquelle « Il n’y a de richesse que d’hommes ». Puis, lorsque le calme sera revenu, pourquoi ne pas retenir la suggestion d’Erick Derivry (président du SNPL France ALPA) de réunir tous les acteurs, représentants des salariés, dirigeants des compagnies et État régulateur, dans des « 1États généraux du transport aérien » ?
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