L'AÉROPOSTALE - LA TRISTE FIN D'UNE ÉPOPÉE

Par Sarazin James, mis à jour le 14/07/1994 - publié le 14/07/1994 source http://www.lexpress.fr/ 

L'Aéropostale suscite bien des complots. Bouilloux-Lafont est évincé au profit de Raoul Dautry, qui abandonne la plupart des lignes sud-américaines à Lufthansa et à Pan American. Mermoz, lui, cherche encore à imposer des appareils plus modernes. Mais Air France, qui s'est approprié la compagnie, ne lui fournit qu'un hydravion aux modestes performances. A son bord, il reprend son service transatlantique. Jusqu'à ce vol fatal du 7 décembre 1936...

Comme un malpropre. Ce 27 juin 1932, Didier Daurat est incapable d'ouvrir la porte de son bureau de Montaudran. La serrure en a été changée durant la nuit. L'homme qui a «fait» la Ligne, l'homme à poigne que tous les pilotes admirent, l'âme de l'Aéropostale, Daurat est purement et simplement viré. Et sous un prétexte des plus sordides: d'après une note publiée quelques jours plus tard, le conseil de direction de la Compagnie générale aéropostale (CGA), constitué après le dépôt de bilan, aurait recueilli des indices selon lesquels le courrier a été ouvert et lu pendant son transit à Toulouse! Daurat et un de ses collaborateurs se voient reprocher de «prendre connaissance du courrier de service d'Amérique du Sud, et même, chose beaucoup plus grave, d'ouvrir des plis fermés à ces services». Les enquêteurs ajoutent que Daurat «s'est borné à nier les faits en bloc, déclarant que son passé ne permettait pas de lui imputer des ignominies et des infamies».
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«Donnez-nous un avion capable de faire l'Atlantique Sud de manière régulière!» Jean Mermoz, qui n'aime pourtant guère les bureaux, apprend un nouveau métier, celui de «lobbyiste». Il harcèle sans relâche le ministère de l'Air, réclamant un nouveau souffle qui redonnera le moral aux hommes du terrain. Pour l'heure, l'ambiance a quelque chose de pourri. Suspicion et règlements de comptes sont devenus le lot quotidien d'hommes qui, il y a encore peu, se nourrissaient d'héroïsme et de gloire. Circonstance aggravante, les paies n'arrivent plus que de manière irrégulière.
Ayant à présent les coudées franches à la tête de la société, Raoul Dautry s'attache à sauver les meubles. Son analyse est toute technocratique: l'Aéropostale vit au-dessus de ses moyens; il lui faut donc réduire la voilure. Des coupes claires sont opérées dans le réseau: les lignes du Chili au Pérou et à la Bolivie, et d'Argentine au Paraguay sont suspendues, l'ouverture de réseaux intérieurs au Brésil et en Argentine renvoyée à des jours meilleurs. A terme, la France ne semble devoir conserver que la ligne de Natal à Santiago. Un désengagement qui fait des heureux. Les Allemands de Lufthansa, les Américains de Pan American s'abattent tels des vautours sur les reliefs de l'Aéropostale. Ils obtiennent sans coup férir un droit d'escale en Guyane française à partir de laquelle ils vont pouvoir investir toute la région. La compagnie américaine reprend à son compte l' «encerclement» du sous-continent dont rêvait Bouilloux-Lafont. Bientôt, la France en arrivera à renoncer à son monopole d'escale au Portugal. Un comble: l'Allemagne propose même à la France d'exploiter la ligne de l'Atlantique Sud en pool!
C'est que nos voisins d'outre-Rhin ont pris une solide longueur d'avance dans la course transocéanique. Ils effectuent déjà des traversées aériennes de manière tout à fait régulière. Tandis que la France s'en remet toujours aux avisos, à la grande déception de l'Argentine et du Chili, qui trouvent leur contrat d'exclusivité du transport du courrier avec l'Aéropostale mal payé de retour.
Voilà pourquoi le «Grand» tente de secouer les bureaux parisiens. Il va trouver en Dautry un interlocuteur compréhensif. Séduit par l'Arc-en-Ciel, celui-ci parvient à fléchir l'administration, obstinément opposée à l'utilisation d'un appareil terrestre au-dessus de l'océan. Cinq ans après le premier vol de son avion, toujours en quête d'une fantomatique commande, Couzinet a enfin pu prendre une revanche sur l'Atlantique.
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En cette nuit du 8 au 9 avril, la Chambre des députés ronronne. Avec beaucoup de retard, elle doit voter le budget du ministère de l'Air. Le ministre, Pierre Cot, est à la tribune. Il évoque la question de l'Aéropostale et de son avenir: «Dans les solutions que j'examine, deux principes dominent. Le premier est la rupture totale avec l'ancien groupe ou avec ceux qui ont des attaches avec ce groupe. Le second est la nécessité d'envisager une réorganisation d'ensemble de tout notre réseau de navigation aérienne.»
Marcel Bouilloux-Lafont aura tout fait pour éviter une telle issue. Un mois plus tôt, encore, il a même tenté de vendre la CGA aux Chargeurs réunis. Mais son destin est scellé. Déjà, quatre compagnies - Société générale des transports aériens, Air Union, Air Orient, Compagnie internationale de navigation aérienne - ont fusionné dans une Société centrale pour l'exploitation des lignes aériennes, la Scela. Début juillet, celle-ci propose d'acquérir l'Aéropostale pour 45 millions de francs. La somme fait bondir Bouilloux-Lafont, qui estime que sa compagnie vaut au bas mot 200 millions. Finalement, le 26 juillet, la vente est imposée pour un peu plus de 77 millions. La Scela prend le nom d'Air France.
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René Couzinet n'ose y croire. Il relit cette lettre du 3 janvier 1934 signée de Louis Allègre, le directeur général d'Air France: «Notre comité technique a approuvé la commande de trois de vos appareils...» La compagnie demande seulement que l'Arc-en-Ciel fasse ses preuves en accomplissant trois aller et retour transatlantiques. C'est encore Mermoz qui pilotera le trimoteur. Six vols impeccables. La commande, elle, ne sera jamais confirmée.
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«Nous y passerons tous, monsieur Mermoz!» Avec des mots simples, Alexandre Collenot fait comprendre son angoisse. Le survivant des Andes et de tant d'autres aventures a ses raisons. L'Aéropostale survit dans le plus complet dénuement. En fait, la nouvelle Air France a été phagocytée par les hommes d'Air Orient, pourtant la plus petite des compagnies fusionnées, mais aux mains des influents groupes du Canal de Suez et de la Banque d'Indochine. Toutes les attentions de la nouvelle équipe vont donc à la route Paris-Saigon.
Devenu inspecteur de la Ligne, Mermoz entend les plaintes de ses camarades. Les pilotes de l'Amérique du Sud volent sur des appareils déclassés et parfois dangereux, des «rebuts», ainsi qu'ils les décrivent eux-mêmes.
«Soyez contents, voici l'appareil qu'il vous fallait.» La direction d'Air France ne ménage pas ses sourires pour faire accepter une nouvelle machine. Non pas un Couzinet, mais un nouvel hydravion, le Laté 300. Un gros quadrimoteur dont le premier exemplaire a été baptisé «Croix-du-Sud». Une machine aux performances fort modestes, un tiers moins rapide que l'Arc-en-Ciel. Le Laté 300 effectue ses premières traversées transatlantiques en janvier 1934. Deux ans plus tard, la ligne aérienne d'Amérique du Sud devient régulière à cadence hebdomadaire.
Le 10 février 1936, un Laté 300, le «Ville-de-Buenos-Aires», décolle de Natal à destination de Dakar. C'est sa quatrième traversée. Ce sera la dernière. Parmi l'équipage, Alexandre Collenot.
«Nous y passerons tous, monsieur Mermoz!» Le «Grand» se souvient de ces paroles prémonitoires. Il examine le troisième hydravion de la série, le «Ville-de-Santiago». Pour découvrir que, par rapport au «Croix-du-Sud», des modifications ont été apportées aux autres avions, qui en diminuent la sécurité. Le «Grand» explose. «Cette fois, je vais gueuler. S'il le faut, j'irai chez le président de la République.» Pourtant, son rapport ne rencontrera guère d'écho. Seule conséquence immédiate: la Ligne est provisoirement suspendue.
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Quand elle repose le téléphone, Gabrielle Mermoz - «Mangaby», ainsi que Jean surnomme sa mère depuis l'enfance - est blême. C'est la septième fois qu'elle reçoit le message. Toujours le même: «Empêchez-le de partir, sinon vous ne le reverrez pas!» Mangaby n'ignore pas que son fils s'expose. Surtout depuis que ses combats l'ont amené à glisser sur le terrain de la politique. Son modèle, c'est le colonel François de La Rocque, le patron des Croix-de-Feu. Mermoz est même devenu son bras droit. Risqué dans la France du Front populaire. A Air France même, ses positions lui valent un farouche ostracisme.
Bouleversée, Mangaby se précipite au Bourget, où son fils prépare une nouvelle traversée. Elle tente de le fléchir. En vain. Mermoz embarque en passager jusqu'à Dakar. La journée du 7 décembre 1936 se lève sur un «temps de curé». Autour de Mermoz, un équipage de «moustachus»: le copilote, Alexandre Pichodou, a 38 traversées à son actif; le mécano, Jean Lavidalie, est un pur produit de Collenot; le navigateur, Henri Ezan, et le radio, Edgar Cruveilher, sont également des vieux de la Ligne.
L'appareil décolle à 4 heures. Une heure plus tard, il fait demi-tour: un problème de régime d'hélice sur le moteur arrière droit. Mermoz réclame l'avion de réserve. Incroyable, il est en pièces détachées! Lavidalie demande qu'on change le réducteur d'hélice du «Croix-du-Sud». D'aucuns prétendront par la suite qu'on ne le fit pas, mais qu'on n'en avertit pas l'équipage.
A 6 h 53, le lourd hydravion quitte de nouveau Dakar. Toutes les vingt minutes, il transmet sa position. Vol sans histoire. A 10 h 40, encore. Soudain, à 10 h 47: «Coupons moteur arrière droit!» On ne retrouvera jamais rien de l'avion ni de son équipage.
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Le 21 mai 1940, la ligne d'Amérique du Sud d'Air France est suspendue. 

 
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